Formation professionnelle




Du théâtre pour des perspectives

Du théâtre pour des perspectives
St Laurent du Maroni programme de formation 2003 - 2004
images et montage Estelle Dehame - (film 11'44'' - 18,6Mo)
Nous avons rencontré Anita et Ramon au cours d'un stage pour jeunes en grandes difficulté d'insertion. On connait les limites de ce genre d'intervention, mais ils répondaient de façon pertinente aux demandes, et on était tellement enthousiasmés mutuellement qu'on leur a fait la proposition de venir travailler avec nous. On leur a offert une petite bourse d'étude, et on leur a donné des cours particuliers tous les jours, jusqu'à la Mandragore. C'est gratifiant pour nous parce que tous les deux se sont accrochés et ils ne lâchent pas. Ils ont fait preuve de beaucoup de courage, parce qu'ils sont non-francophones. Pour eux c'était un challenge de dire un texte classique. Ramon a été le plus remarqué, mais son rôle l'avantageait : Anita a travaillé autant que lui, elle a du talent et du cran, seulement dans Machiavel les femmes ne sont que des prétextes...
Vivre à St Laurent du Maroni au contact de certaines communautés nous a fait comprendre combien Ligurio - le personnage de Ramon, qui vit de petites combines - est touchant, combien il est fragile, et combien il est "là". De plus, il s'agissait d'une pièce à costumes, et ils nous paraissait important, pour leur débuts, de mettre nos jeunes comédiens en habit de lumière. Enfin il nous fallait quelque chose d'un peu formel, car se sont des personnages pour qui le contact, le regard, sont des choses à aborder avec beaucoup de précaution. S'exprimer, se laisser regarder, c'est très nouveau pour eux. La Mandragore est une pièce où les rapports physiques, les choses crues, sont racontés et non vécus. Anita, au cours d'une répétition, pleurait. Car elle est dans le rôle, elle y croit : "Comment pouvez-vous me demander une choses pareille, ma chère mère ?" (lorsque sa mère la jette dans les bras d'un inconnu). Machiavel n'est pas un étranger ici !

Ewlyne : Moi j'ai été formée à l'école russe, je travaille sur la vélocité, la rapidité, l'élégance de l'action, et par conséquent il faut être présent, toujours présent. Il n'y a pas de temps mort, tout est intégré tout est vécu. Comme dans la vie. Sauf que c'est dans une forme - et du coup c'est de l'art. A aucun moment les acteurs ne sont absent à eux-mêmes, ou en représentation, ils sont toujours sur le qui-vive, comme des félins prêts à bondir. L'idée c'est : je ne sais pas ce que je veux dire à mon partenaire - même si je sais mon texte. c'est le paradoxe entre savoir son texte par coeur et ne pas savoir ce qu'on va dire, parce qu'on ne sait pas comment le partenaire va réagir. Et en même temps il faut travailler toujours en ce posant les questions fondamentales : au nom de quoi je joue cette pièce, au nom de quoi je joue cette scène, au nom de quoi je joue cette réplique : AU NOM DE QUOI ?, POURQUOI ?
Pendant des heures, Ramon et Anita ont été mis dans ce bain-là, ce qui fait qu'il n'ont pas de perturbation de théâtre de représentation. Car pour moi c'est une grande perturbation que d'être dans la représentation, de singer la douleur, l'amour, de faire semblant d'écouter le partenaire tout en se disant "ça va être à mi ". L'école à laquelle on appartient prétend - c'est à vérifier, c'est un travail de toue une vie que de vérifier ces axiomes-là - que le personnage n'est pas en dehors de soi, Hamlet n'existe pas, c'est "je" placé dans les conditions de Hamlet. Ligurio c'est Ramon placé dans les circonstances proposées par Ligurio. Et Anita aussi. Ils ont eu un entraînement très dur, ça paraissait un peu sévère mais ça les faisait rire.

C'est cela notre école, et j'aime passionnément former, et Serge aussi. On est arrivés ici, on pourait se reposer, s'occuper de nous - car on est aussi des comédiens - mais former tout ces jeunes et les regarder grandir sous nos yeux c'est passionnant. Et c'est gratifiant. Même si ça ne va pas plus loin, que la vie les détourne du théâtre, pour nous c'est vraiment quelque chose d'achevé en soi. Le mal est fait, si l'on peut dire : dans la famille de Ramon, il restera celui qui a fait du théâtre, ses petits enfants parleront de lui en disant, "mon grand-père l'acteur"

Tiré d'une interview d'Hélène Lee - dans La Transportation n° 0 - Novembre 2004